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La procédure bâillon constitue une atteinte à la liberté d’expression

Pour les étudiants en

L3

Un article de Denis Mazeaud (professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris 2) à lire dans la Gazette du Palais du 14 novembre 2017 - en accès libre et gratuit via votre ENT

En rendant hommage au travail des enseignants-chercheurs menacés par une procédure bâillon, la cour d’appel de Paris a paradoxalement laissé la porte ouverte à ce type de procédures lorsqu’elles sont dirigées contre d’autres corps amenés à donner leur opinion.

CA Paris, 28 sept. 2017, no 17/00854 (connexion à votre ENT indispensable pour accéder à l'arrêt)

1. Un professeur de droit, expert en droit de l’environnement, avait commenté dans une revue spécialisée, une décision du tribunal correctionnel de Paris, en date du 18 décembre 2013.

L’affaire concernait le dirigeant d’un groupe de sociétés et certaines d’entre elles qui avaient été condamnées pour avoir perçu des subventions destinées à la décontamination de déchets extrêmement toxiques, qu’ils avaient ensuite revendus sans procéder à leur décontamination. En somme, les prévenus obtenaient de l’argent public pour dépolluer et pratiquaient, grâce à cette manne, ce que les juges avaient qualifié de trafic de déchets…

Le professeur s’était livré, dans sa note de jurisprudence, à un commentaire dans les règles de l’art, dans lequel, tout en s’appuyant sur la motivation de la décision, il avait mis l’accent sur la gravité des délits environnementaux en cause, donné son sentiment sur le montant des peines qui avaient été infligées et indiqué qu’une autre instruction pénale était en cours pour délits de pollution.

2. Furieux de cette publicité, les trafiquants exercèrent une action en diffamation contre l’auteur de l’article et le directeur de la publication. Conséquences : convocation devant un juge d’instruction, mise en examen automatique, renvoi tout aussi automatique devant le tribunal correctionnel, audience correctionnelle…

Le tribunal correctionnel, saisi de la plainte en diffamation, avait relaxé les prévenus et condamné les auteurs de la plainte à verser 12 000 € de dommages-intérêts au prétendu diffamateur, pour procédure abusive. En substance, le tribunal avait bien retenu la qualification de diffamation, mais avait prononcé la relaxe car il avait considéré que l’exception de bonne foi était caractérisée, en l’espèce.

3. Les parties civiles ont interjeté appel de cette décision. Mal leur en a pris, car le 28 septembre 2017, la cour d’appel les a déboutées en rendant un arrêt qui, assurément, constitue un grand pas pour les enseignants-chercheurs, même s’il n’emporte qu’un progrès purement virtuel pour les autres victimes potentielles de procédures bâillons.

I. Un grand pas pour les enseignants-chercheurs

4. Alors que les premiers juges avaient relaxé les prévenus parce que l’exception de bonne foi était avérée et neutralisait donc la diffamation, la cour d’appel décide, dans son arrêt, que le délit de diffamation n’est pas constitué.

L’absence de diffamation, la cour la justifie, en premier lieu, en se fondant sur la liberté d’expression inhérente à l’activité des enseignants-chercheurs qui exercent leur activité dans le domaine du droit, laquelle exclut une diffamation de leur part : « Cette liberté d’expression intéresse un professionnel du droit dont l’activité, pour une partie importante, tient à l’analyse de décisions judiciaires qui n’a pas pour objet d’être seulement didactique, mais doit encore nourrir le débat sur les orientations de la jurisprudence, qu’il s’agisse d’y adhérer ou de proposer des évolutions souhaitées. C’est de cette confrontation entre la doctrine et la jurisprudence que se nourrit le droit positif ».

On croit rêver ! Quel hommage rendu par la jurisprudence à la doctrine dont elle légitime l’activité critique et la consacre comme quasi-source du droit. Alors que naguère, on se lamentait de leur divorce, on ne peut que se réjouir du remariage de l’École et du Palais célébré en grande pompe, dans cet arrêt, par la cour d’appel de Paris, elle-même.

5. La cour poursuit en affirmant que « dès lors que ne sont ni établies, ni même évoquées, une animosité personnelle vis-à-vis des personnes morales ou physiques en cause, ou bien l’existence de propos étrangers à la question de droit traitée, le seul fait d’examiner le caractère diffamatoire d’un article tel que celui rédigé en l’espèce (…), est une atteinte à la liberté d’expression de l’auteur ».

La cour trace ainsi les limites de la liberté d’expression de l’enseignant-chercheur : la liberté d’expression, exclusive du délit de diffamation, cesse s’il peut être démontré que l’auteur du texte litigieux était animé par un ressentiment personnel à l’égard de l’auteur de la plainte en diffamation et si son article contient des propos qui n’entretiennent pas de lien avec la question de droit qui constitue l’épicentre de son commentaire. Autrement dit, la liberté d’expression fléchit et la diffamation reprend ses droits, si le commentaire doctrinal est moins une analyse rigoureuse et une réflexion critique de la décision et de la question de droit que celle-ci a tranchée, que le prétexte à un règlement de comptes personnel entre l’auteur de l’article et la personne condamnée par la décision, à l’occasion duquel celui-là ne trempe pas sa plume dans l’encre du débat d’idées mais dans celle de la rancœur et de l’antipathie.

6. Si cet arrêt est un grand pas pour les enseignants-chercheurs, c’est parce que le message, à peine subliminal, que leur adresse la cour d’appel de Paris constitue un obstacle décisif aux procédures bâillons dont certains d’entre eux sont l’objet depuis quelques années. En effet, la cour affirme, si on l’a bien compris en dépit de sa motivation quelle que peu ambiguë, (dans la mesure où la cour affirme que « le seul fait d’examiner (NDA) le caractère diffamatoire d’un article tel que celui rédigé en l’espèce (…), est une atteinte à la liberté d’expression de l’auteur », que le seul fait d’exercer (NDA) une action en diffamation contre un enseignant-chercheur, qui a commenté une décision de justice dans les règles de l’art (sans animosité personnelle et sans succomber aux excès du militantisme), constitue une atteinte à sa liberté d’expression.

Si ce remarquable arrêt passe à la postérité, tous les membres de la doctrine juridique, tous ceux qui n’ont pas peur de déranger et de s’engager, qui n’ont pas peur, en somme, de faire leur métier qui consiste, quand ils prennent la plume, à exprimer leurs opinions sans concession et avec passion, en toute liberté et en parfaite indépendance, au risque de déplaire à qui que ce soit, pourront être reconnaissants envers la cour d’appel de Paris.

À la cour d’appel de Paris, la doctrine reconnaissante, donc… Sa décision constitue en effet pour eux un inestimable passeport pour la liberté d’expression, pour un droit à la critique juridique, et un rempart infranchissable, ou presque, contre la menace des procédures bâillons.

Reste que si l’arrêt de la cour d’appel de Paris constitue un grand pas pour les enseignants-chercheurs, elle n’emporte qu’un progrès purement virtuel pour les autres victimes de telles procédures.

II. Un progrès purement virtuel pour les autres victimes de procédures bâillons  

7. Les enseignants-chercheurs ne sont pas, loin s’en faut, les seules victimes des procédures bâillons. Aujourd’hui, ces procédures sont très souvent exercées contre des associations, des organisations non gouvernementales, des journalistes, des lanceurs d’alerte, etc…, qui dénoncent les comportements délictueux de grands groupes, lesquels sont de plus en plus gourmands quant au montant des dommages-intérêts qu’ils réclament en prétendant qu’ils ont été diffamés.

8. Or, il convient d’insister sur le fait que, quelle que soit l’identité des victimes de ce type de pratiques, les procédures bâillons portent atteinte à des droits et des libertés fondamentaux que peuvent revendiquer, outre les enseignants-chercheurs, tous ceux dont la profession ou la mission sociale consiste à exprimer des opinions, à émettre des propos critiques, à communiquer des informations et à dénoncer des comportements anti sociaux. Ces procédures visent alors à les condamner au silence, à la passivité, à neutraliser leur liberté d’expression, à les priver du libre accès à la justice, étant entendu que leurs ressources sont sans commune mesure avec celles de ceux qui les poursuivent dans le but de les faire taire, une bonne foi pour toutes.

9. Au fond, si les procédures bâillons doivent être fermement dénoncées et combattues, c’est parce qu’elles emportent une instrumentalisation du droit et de la justice. Alors que le droit est aussi une arme destinée à promouvoir et défendre des valeurs sur lesquelles repose notre démocratie, telle la liberté d’expression, et que la justice s’entend notamment du droit à son libre accès et à un procès équitable, les procédures bâillons constituent des armes qui visent à instrumentaliser l’un et l’autre. 

En raison du traumatisme psychologique et financier qu’elles emportent fatalement, elles incitent tous ceux qui ont pour fonction ou pour mission d’informer, de critiquer, de dénoncer, à rester inerte et silencieux, de peur de succomber à d’éventuelles poursuites et, quoi qu’il en soit de leur bien-fondé, à en supporter le coût.

10. Il n’est pas certain que pour ces autres victimes potentielles de ces procédures scélérates, l’arrêt commenté soit d’un grand secours. En effet, il est essentiellement centré, comme sa motivation le démontre clairement, sur la situation spécifique des enseignants-chercheurs dans le domaine juridique, et sa motivation est difficilement transposable aux autres titulaires de la liberté d’expression qui l’exercent sous la même menace. 

Raison pour laquelle dans le rapport que nous avons rédigé, il y a quelques mois, avec Mesdames Broyelle, Filiberti et Malabat, et Monsieur Surel, à la demande du secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche, nous avions émis quelques propositions susceptibles d’améliorer la protection de toutes les victimes potentielles de procédures bâillons (Broyelle C., Filiberti E., Malabat V., Mazeaud D. et Surel Y., Rapport sur les procédures bâillons, avr. 2017).

D’abord, l’ajout d’un alinéa 2 à l’article 32-1 du Code de procédure civile, lequel sanctionne l’action en justice abusive. Alinéa libellé comme suit : « Celui qui (de manière dilatoire ou abusive) agit en justice pour entraver la liberté d’expression du défendeur peut être condamné à une amende civile d’un montant maximum de 15 000 €, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés ».

Ensuite, la création d’un nouveau texte dans le Code civil, l’article 9-2, en vertu duquel « chacun a droit à la liberté d’expression », sanctionné par une amende civile, non assurable, dont le montant serait proportionné à la gravité de l’atteinte commise et aux facultés contributives de l’auteur de celle-ci.

En outre, la modification de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui consistait à reconnaître une nouvelle immunité : « Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, les propos ou écrits rédigés ou exprimés de bonne foi par des chercheurs et des enseignants-chercheurs, dans le cadre de leurs activités d’enseignement ou de recherche, sous quelque forme et quelque support que ce soit ».

Enfin, une révision du régime procédural de l’action en diffamation, précisément de l’exceptio veritatis. En droit positif, seule la juridiction de jugement, à l’exclusion de la juridiction d’instruction, peut se prononcer sur cette offre de preuve. Nous avions proposé que le juge d’instruction puisse apprécier la valeur des éléments de preuve apportés pour décider du non-lieu ou du renvoi, étant entendu que ce pouvoir lui est accordé pour les faits justificatifs prévus dans le Code pénal, or l’exceptio veritatis est traditionnellement présentée comme un fait justificatif.

11. Ces propositions ont, sans surprise il est vrai, accouché d’une souris ! Peu importe, au regard des enjeux qui sont en cause, la lutte contre les procédures bâillons doit continuer, la liberté d’expression vaut bien un combat sans merci !

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