20 mai 16:16

Les conflits de lois de prescription dans le temps

Pour les étudiants en

L2

Les lois de prescription se multiplient et chacune d’elles pose des difficultés d’application dans le temps : en l’état des solutions dégagées par le législateur ou le juge, il est difficile de prétendre qu’un délai expiré ne peut jamais être rouvert. Par ailleurs, la portée de l’application immédiate de ces règles nouvelles varie suivant qu’elles réduisent ou élargissent les possibilités d’action du ministère public : en partie neutralisée dans le premier cas, l’application immédiate de la loi nouvelle aux prescriptions en cours joue pleinement dans le second. L’évolution générale, favorable à la répression, est marquée par une sévérité excessive qui confine, aujourd’hui, à la démesure.

1. Depuis une trentaine d’années, les règles de prescription dérogatoires n’ont cessé de se multiplier. Le législateur est intervenu dans deux directions : il a allongé certains délais (infractions sexuelles commises à l’encontre de mineurs, infractions terroristes ou liées au trafic de stupéfiants, etc.) et/ou modifié le point de départ de ceux-ci (report au jour de la majorité de certaines victimes, report au jour de la découverte de certaines infractions commises à l’encontre de personnes vulnérables, etc.). Or, en pratique, l’application de ces règles dérogatoires peut s’avérer d’une redoutable complexité. Car cette succession de lois dans le temps génère des situations de conflit. Allons du simple au compliqué.

Il n’y a bien entendu aucune difficulté à appliquer ces nouvelles règles de poursuite aux infractions commises après leur entrée en vigueur : un prévenu ne peut contester l’application d’une loi quand il agit en connaissance de cause. Inversement, on a longtemps soutenu que les règles nouvelles ne sont pas applicables aux prescriptions déjà acquises au moment où elles entrent en vigueur. La solution avait été dégagée par la jurisprudence et elle a été consacrée à l’article 112-2, 4°, du Code pénal. Dans une telle hypothèse, l’action publique éteinte ne peut renaître, conférant ainsi un véritable droit à l’impunité à l’auteur de faits qui, du fait de la prescription, perdent leur dimension infractionnelle 1. Néanmoins, il faut se demander aujourd’hui si ce principe reste entier (I).

Les principaux problèmes apparaissent entre ces deux extrémités, c’est-à-dire lorsque la loi nouvelle de prescription intervient postérieurement à la commission d’une infraction, alors que le délai pour agir résultant de la loi ancienne n’est encore ni éteint, ni interrompu. La règle nouvelle se substitue-t-elle automatiquement à l’ancienne, avec pour effet – si un acte de poursuite est accompli tardivement – de sauver une procédure qui aurait pu échouer sur l’écueil de la prescription ? Désormais, la solution paraît s’imposer, mais elle s’avère contestable (II).
 

I – Le respect des prescriptions acquises

2.  Rappel. La Cour de cassation elle-même a posé le principe du respect des prescriptions acquises : on ne fait pas renaître un délai expiré 2. On l’a dit, la solution a été consacrée dans le Code pénal. Et elle est reprise, dans un souci de sécurité juridique, au niveau européen 3. Une sorte de droit à l’impunité en découle, qui peut être rattaché à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, dans la mesure où il vise à prévenir la tenue d’un procès déloyal.

Pourtant, malgré son évidence, une telle solution est menacée chaque fois que le point de départ du délai de prescription est reporté à une date postérieure à la commission de l’infraction, à l’initiative du juge ou du législateur. Lorsque ce report excède la durée du délai restant à courir, il masque en réalité l’expiration du délai initial et l’ouverture d’un nouveau délai, au mépris du droit à l’impunité dont il vient d’être question.

3.  Report judiciaire. La Cour de cassation autorise le report du point de départ du délai de prescription applicable à la poursuite d’infractions prétendument clandestines au jour où elles sont apparues dans des circonstances permettant l’exercice de l’action publique 4. Cette jurisprudence est si bien installée qu’elle ne choque plus personne. Pourtant, chaque fois qu’elle connaît une application nouvelle, elle heurte le principe ci-dessus rappelé. En effet, la nouvelle règle jurisprudentielle est aussitôt appliquée aux faits de l’espèce, sans égard pour la prescription acquise au regard de la règle antérieure reposant sur le seul fondement légitime des articles 7 ou 8 du Code de procédure pénale. Pour contester une telle affirmation, il est alors prétendu que la prescription est suspendue jusqu’à la découverte de l’infraction. Est détourné ainsi à des fins répressives l’adage civiliste contra non valentem agere non currit praescriptio… Mais c’est un artifice qui ne trompe guère : un délai ne peut être suspendu avant d’avoir commencé à courir. Ici, ce n’est pas le délai initial dont le court est reporté, au mépris des termes clairs des deux textes précités. C’est un nouveau délai que les magistrats font courir à une date postérieure, en ignorant le droit à l’impunité découlant de l’expiration du délai précédent.

Prenons l’exemple des délits de simulation et dissimulation d’enfants prévus à l’article 227-13 du Code pénal. À l’occasion d’un arrêt du 23 juin 2004, la Cour de cassation a fini par déclarer que ces délits constituaient des infractions clandestines par nature afin de justifier le report du point de départ de la prescription au jour où ces infractions « sont apparues et ont pu être constatées dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. » 5 Or, il ressort de cet arrêt que les faits en question ont été commis en janvier 1988 et que le premier acte de poursuite est intervenu aussitôt après l’information du ministère public en juillet 1999. Dans une telle hypothèse, la Cour de cassation a accepté qu’un nouveau délai de prescription court à compter de la découverte des infractions, alors que le délai commençant à courir, selon les termes légaux, à compter de leur commission était, quant à lui, éteint ; les magistrats ont donc bien utilisé un artifice pour masquer le fait qu’une prescription acquise était ici privée d’effet, dans une logique purement répressive.

Le même reproche pourrait être adressé à la Cour de cassation lorsque, réunie en assemblée plénière le 7 novembre 2014, elle a jugé « que si, selon l’article 7, alinéa 1er, du Code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites. » 6 Au-delà des interrogations sur la portée de cette jurisprudence, et notamment sur le point de savoir si elle invalide ou non la précédente, notons qu’elle présente le défaut essentiel de méconnaître le principe constant selon lequel l’auteur d’une infraction dispose d’un droit acquis à l’impunité lorsque le délai de prescription courant – selon la loi – à compter de la commission de l’infraction est éteint, peu important la modification ultérieure de cette règle de poursuite. En l’espèce, les meurtres semblaient avoir été commis plus de dix ans avant leur découverte. Nécessairement, lorsque l’action publique a été engagée, le délai ouvert par la loi à la poursuite était donc expiré. En admettant tout de même la recevabilité de l’action publique, la Cour de cassation a accepté que l’on puisse substituer à ce premier délai un second délai, au mépris du droit à l’impunité qui était acquis à la personne mise en examen.

4. Mais le législateur lui-même semble admettre qu’un délai expiré puisse être rouvert et, en tout cas, qu’un nouveau délai puisse être substitué à l’ancien. Une telle solution apparaissait clairement dans la modification apportée par une loi du 10 juillet 1989 7 à l’article 7 du Code de procédure pénale. Le second alinéa de ce texte était alors rédigé comme suit : « Lorsque la victime est mineure et que le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription est réouvert ou court à nouveau à son profit, pour la même durée à partir de sa majorité. » On ne pouvait mieux dire qu’il s’agissait alors de revenir sur un droit acquis.

Ensuite, le législateur a essayé de masquer, sous couvert de suspension, le mécanisme à l’œuvre derrière ce prétendu report. Mais le voile s’est déchiré à l’occasion d’une loi du 14 mars 2011 8 qui ajoute à l’article 8 du Code de procédure pénale un troisième alinéa permettant, pour les principales infractions contre les biens, de reporter le point de départ du délai de prescription de l’action publique au jour où l’infraction, qu’elle soit clandestine ou non, est apparue à la personne vulnérable qui en a été victime. Cette modification ne s’accompagne d’aucune disposition transitoire. A priori, elle est donc d’application immédiate : elle doit permettre le report du point de départ de la prescription de l’action publique engagée à raison de l’une des infractions contre les biens citées, même si celle-ci a été commise avant son entrée en vigueur, dès lors qu’elle est découverte ultérieurement par une personne vulnérable. Exclure la poursuite d’infractions déjà prescrites selon le droit antérieur serait contraire à la volonté du législateur qui vient clairement en aide à une catégorie particulière de victimes.

Si la solution devait être confirmée par la Cour de cassation, il faudrait conclure que le principe selon lequel une règle nouvelle de prescription ne peut faire revivre une prescription déjà acquise s’applique peut-être lorsque cette modification concerne la longueur du délai, mais certainement plus lorsqu’elle concerne son point de départ. C’est là une atténuation considérable et discutable puisqu’elle opère in defavorem, au mépris de ce qui a pu être perçu comme un droit fondamental. Il y a toutefois plus inquiétant encore…

II – La modification des prescriptions en cours

5. Le problème se complexifie lorsque l’on envisage l’entrée en vigueur d’une règle nouvelle de prescription après la commission d’une infraction non encore prescrite selon le droit antérieur. Tel est le cas, par exemple, d’un délit de provocation publique à la haine raciale dont la poursuite était antérieurement enfermée dans un délai de prescription de trois mois, porté à un an par une loi du 9 mars 2004 9 . Cette disposition nouvelle est entrée en vigueur au moment de la publication de la loi en cause, soit le 10 mars 2004. Une poursuite aurait-elle été prescrite si elle avait été engagée le 6 juin 2004 à raison d’une infraction commise le 1er mars 2004 ? A priori, le premier acte interruptif est intervenu plus de trois mois mais moins d’un an après la commission de l’infraction…

Pour résoudre ce genre de difficultés, la jurisprudence, puis le législateur, ont posé en principe l’assimilation des règles gouvernant la prescription de l’action publique à des règles de procédure : elles sont donc d’application immédiate. Cependant, l’évidence de ce principe se révèle trompeuse. Deux difficultés majeures apparaissent : la première tient à la computation du nouveau délai en cause (A) ; la seconde à la portée de cette règle d’application immédiate qui a varié dans le temps et qui n’est pas satisfaisante (B).
 

A – La computation du nouveau délai

6. La computation de tout délai pose difficulté lorsque la règle qui l’allonge ou le réduit se substitue à une règle antérieure qui, par définition, retenait un délai différent. Le délai effectivement appliqué ne doit pas être plus court ou plus long que celui des deux délais concurremment applicables ; il ne correspond finalement à aucun des deux.

La vérification peut en être faite à partir de l’exemple donné en introduction. On a indiqué ci-dessus qu’un article 65-3 a été introduit dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse par une loi du 9 mars 2004 et qu’il est entré en vigueur le lendemain de la publication de celle-ci. Le délit de provocation publique à la haine raciale ayant été prétendument commis le 1er mars 2004, l’action publique n’était donc pas éteinte au moment de l’entrée en vigueur de cette loi (10 mars 2004). Comment déterminer le délai de prescription dans le respect du principe d’application immédiate de la loi de prescription nouvelle ? Admettre que la loi nouvelle a ouvert à l’autorité de poursuite un délai d’un an pour agir à compter de sa publication conduit à allonger, en pratique, de plus d’un an le délai applicable à l’action publique. Nonobstant le principe d’application immédiate, il faut donc admettre que la prescription a commencé à courir à compter de la commission de l’infraction, ou retrancher du délai d’un an le temps déjà écoulé avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Finalement, le délai applicable est donc supérieur à ce que la loi ancienne prévoyait et inférieur à ce que la loi nouvelle permet.

Mais la perplexité s’accroît encore lorsque la loi nouvelle réduit le délai de prescription au lieu de l’allonger. L’hypothèse ne se rencontre guère que dans les cas où un crime est correctionnalisé par le législateur ou un délit transformé en contravention. Prenons l’exemple des infractions de faux en écritures publiques qui constituaient des crimes dans l’ancien Code pénal et qui constituent désormais des délits (C. pén., art. 441-4). Par l’effet de cette transformation, le délai de prescription de l’action publique a été réduit de dix à trois ans. Le Code actuel étant entré en vigueur le 1er mars 1994, comment calculer le délai de prescription applicable à la poursuite d’un faux en écriture publique commis le 15 février 1991 ? Au regard des règles applicables au moment où cette infraction a été commise, le délai de prescription courait encore (jusqu’au 15 février 2001) lorsque le nouveau Code est entré en vigueur. Mais l’application immédiate des règles de prescription applicables en matière correctionnelle aurait dû conduire les magistrats à juger que l’action publique était éteinte, comme engagée plus de trois ans après les faits. Pour éviter le constat de la prescription en vertu d’une loi qui n’était pas encore entrée en vigueur (au 15 février 1994, ici), la jurisprudence a admis que ce nouveau délai courrait, lui, à compter de l’entrée en vigueur de la loi : les trois années en cause courent donc à compter du 1er mars 1994, ce qui a permis de sauvegarder l’action publique engagée peu après cette date 10. Sans doute, la solution reste-t-elle favorable au prévenu (le délai expirant le 1er mars 1997, et non le 15 janvier 2001), mais beaucoup moins que dans l’hypothèse précédente. La solution est justifiée davantage par le souci de préserver les poursuites que par l’intérêt du délinquant. Elle paraît d’autant plus choquante qu’il est ainsi fait deux poids deux mesures : le délai de prescription n’est pas calculé de la même façon selon que la loi nouvelle l’allonge ou le réduit. Et il y a pire encore…

B – La portée de l’application immédiate

7. La matière paraît d’autant plus complexe que la portée du principe d’application immédiate des règles de prescription a varié dans le temps.
Sous l’empire de l’ancien Code pénal, le législateur n’avait posé aucune règle. C’est la jurisprudence qui a dégagé le principe de l’application immédiate des lois nouvelles de prescription. Mais la portée de ce principe était différente selon que la prescription concernait l’action publique ou la peine. Le principe ne connaissait aucune atténuation dans le premier cas 11 , alors qu’il pouvait être atténué dans le second : l’application immédiate des règles nouvelles de prescription de la peine était écartée lorsqu’elles avaient pour effet d’allonger les délais applicables 12 . C’était une application bienvenue du principe de faveur. Le législateur a cru pouvoir la généraliser lors de l’adoption du nouveau Code pénal. À l’origine, l’article 112-2, 4° déclarait ainsi d’application immédiate « les lois relatives à la prescription de l’action publique et à la prescription des peines, sauf quand elles auraient pour résultat d’aggraver la situation de l’intéressé ». Dans l’intérêt de la personne poursuivie, la solution antérieure a donc été généralisée : en l’absence de dispositions transitoires contraires, ce correctif a permis d’écarter par exemple l’application immédiate de la loi du 8 février 1995 ayant modifié l’article 706-31 du Code de procédure pénale, pour porter de dix à vingt ans la prescription de l’action publique engagée à raison d’un délit de trafic de stupéfiants 13. Néanmoins, cette mansuétude contrariait les efforts que le législateur déployait par ailleurs afin de venir en aide à certaines victimes. En 2004, il a donc fini par amputer l’article 112-2 de son dernier membre de phrase. Retour au statu quo ante.

Or, ces variations posent difficulté lorsque l’on s’interroge sur la recevabilité de poursuites engagées tardivement à raison de faits très anciens, notamment à connotation sexuelle, commis à l’encontre de victimes alors mineures. En effet, les règles de prescription applicables à l’action publique ont, elles-mêmes, changé durant cette période. Pour identifier les faits « poursuivables », il convient de distinguer suivant que la prescription courait encore au moment de l’entrée en vigueur du Code actuel (1er mars 1994), puis au moment de la modification de son article 112-2 (10 mars 2004).
 

1 – Le sort des prescriptions non acquises au 1er mars 1994

8. Avant l’entrée en vigueur du Code pénal actuel, le principe d’application immédiate ne connaissait aucune atténuation. Or, la première loi qui a modifié le délai de prescription de l’action publique à raison d’infractions sexuelles commises sur mineurs est la loi du 10 juillet 1989 précitée. Elle est entrée en vigueur le 14 juillet 1989. Elle a reporté au jour de la majorité des victimes le point de départ du délai de dix ans applicable à la poursuite de viols commis sur des mineurs par des proches, dès lors que ces crimes n’étaient pas encore prescrits (ce qui supposait que ces viols aient été commis au plus tard le 14 juillet 1979) 14. L’étendue de cette modification a néanmoins posé difficulté.

En effet, quid des autres agressions sexuelles ? Le problème est apparu immédiatement compte tenu du très grand nombre de viols correctionnalisés. En l’absence de modification équivalente apportée à l’article 8 du Code de procédure pénale, la Cour de cassation a estimé que le même report était applicable aux délits commis par des proches portant atteinte à la liberté sexuelle de victimes mineures : le point de départ du délai de trois ans, non encore éteint au moment de l’entrée en vigueur de cette loi, s’est donc trouvé reporté à la majorité de ces victimes 15. Ce qui témoigne d’un curieux mépris pour la légalité procédurale : depuis 1958, l’article 8 en question se contentait d’affirmer que la prescription « s’accomplit selon les distinctions spécifiées à l’article précédent. » On ne pouvait, sans excès, voir là un renvoi à des dispositions qui n’existaient pas encore.

Mais la solution paraissait cohérente au regard de l’objectif poursuivi : permettre aux victimes de tels actes de les dénoncer afin de surmonter les souffrances psychologiques qu’elles continuaient d’endurer. Toutefois, comme elle était bancale, le législateur a fini par la consacrer dans une loi du 4 février 1995 16. Ce texte, entré en vigueur le lendemain, a ajouté à l’article 8 du Code de procédure pénale un second alinéa, alors rédigé comme suit : « Lorsque la victime est mineure et que le délit a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription ne commence à courir qu’à partir de sa majorité. » Ce qui confirmait la nécessité d’une disposition spéciale pour déroger au principe selon lequel la prescription de l’action publique court à compter de la commission de l’infraction poursuivie. On pouvait n’y voir qu’une consécration de la jurisprudence – contestable – antérieure.

Cependant, cette disposition nouvelle posa une difficulté particulière en raison du moment auquel elle intervint. Le calcul du législateur a été tenu en échec car, ne contenant pas de disposition transitoire spécifique, cette loi du 4 février 1995 est entrée en vigueur conformément au nouveau principe énoncé à l’article 112-2 du Code pénal. En d’autres termes, contrairement à la loi de 1989, cette loi de 1995 n’a pu s’appliquer aux infractions commises avant son entrée en vigueur qui n’étaient pas encore prescrites à cet instant 17. Les règles de conflit de lois de prescription dans le temps ayant changé, cette consolidation législative de la jurisprudence antérieure a échoué : le report du point de départ de la prescription de l’action publique engagée à raison d’agressions sexuelles (autres que le viol) commises par une personne ayant autorité sur un mineur ne s’est appliqué qu’aux infractions commises après son entrée en vigueur (le 5 février 1995).

Certains plaideurs se sont même demandé si l’entrée en vigueur de l’article 112-2, 4° n’était pas de nature à modifier les conditions d’application de la loi du 10 juillet 1989. En effet, l’interdiction d’appliquer immédiatement une loi nouvelle de prescription, lorsqu’elle risque d’aggraver la situation de la personne poursuivie, était de nature à empêcher l’application de cette loi à des faits antérieurs mais non encore prescrits au moment de son entrée en vigueur. Toutefois, ce moyen a été écarté par la Cour de cassation, qui a fait mine de ne pas le comprendre 18. Mais, là encore, la situation était si peu satisfaisante que le législateur a préféré intervenir à nouveau.

9. Une loi du 17 juin 1998 19 a confirmé le report au jour de la majorité de la victime du délai de prescription de l’action publique engagée à raison d’un nombre important d’infractions. Par ailleurs, elle a modifié l’article 8, alinéa 2, du Code de procédure pénale, afin de porter ce délai de trois à dix ans pour certains délits. Mais, cette fois-ci, le législateur a pris la précaution d’adopter des dispositions transitoires qui lui ont permis de déroger, s’agissant de ces règles nouvelles, au principe de faveur encore exprimé à l’article 112-2, 4° du Code pénal.

En effet, la loi du 17 juin 1998 comporte un article 50 ainsi rédigé : « Les dispositions des articles 7 et 8 du Code de procédure pénale, dans leur rédaction résultant des articles 25 et 26 de la présente loi, sont applicables aux infractions non encore prescrites lors de l’entrée en vigueur de la présente loi. » Cette disposition n’aurait sans doute aucun intérêt si elle devait contenir un renvoi implicite à la règle d’application immédiate sous condition exprimée dans le Code pénal. Elle acquiert en revanche une portée essentielle si on veut bien admettre qu’elle y déroge en ne reproduisant pas la réserve exprimée par ledit code dans un souci de faveur 20. L’objectif a été de « sauver » des procédures que l’absence d’effet rétroactif reconnu à la loi de 1995 pouvait menacer : pour que les agressions sexuelles autres que le viol puissent être poursuivies pendant dix ans à compter de la majorité de la victime, il a alors suffi qu’elles n’aient pas été prescrites au moment de l’entrée en vigueur de cette loi, ce qui était possible pour toutes celles commises après le 14 juillet 1979 dès lors que la victime était âgée de moins de 21 ans au 18 juin 1998 21. La conjugaison des lois de 1989 et 1998 permit ainsi l’application immédiate du dispositif protecteur des victimes d’infractions révulsant le plus l’opinion publique.

Ensuite, devant la complexité de ces dispositions dérogatoires, le législateur a préféré supprimer purement et simplement la solution de faveur énoncée à l’article 112-2, 4° du Code pénal.
 

2 – Le sort des prescriptions non acquises au 10 mars 2004

10. En effet, la loi du 9 mars 2004 précitée a amputé l’article 112-2, 4° de son dernier membre de phrase (en même temps qu’elle portait de dix à vingt ans le délai de prescription de l’action publique engagée à raison de certains délits ou crimes commis contre des mineurs : article 72). Or, l’application de cette abrogation partielle n’a fait l’objet d’aucune disposition transitoire. Elle est donc d’application immédiate elle aussi : elle régit les conditions d’application dans le temps des lois de prescription qui ne comprennent pas de dispositions transitoires spécifiques. On dénie ainsi à cette règle de conflit le statut de lois de fond, pour l’assimiler, à l’instar des lois de prescription elles-mêmes, aux lois de forme.

La solution est sans doute discutable 22 mais elle doit être maintenue dans un souci de cohérence, la haute juridiction ayant antérieurement jugé – contre toute évidence – que « l’article 112-2, 4°, du Code pénal, en ce qu’il fixe le champ d’application dans le temps des lois de prescription, n’a pas pour effet de modifier sur ce point les lois de prescription promulguées avant son entrée en vigueur. » 23 Ce qui avait permis de limiter la portée de ce nouveau texte ; il fallait éviter qu’il n’empêche, dans un souci de faveur, la prolongation des prescriptions non acquises au moment de la loi de 1989.

Une solution inverse ne saurait être consacrée aujourd’hui pour autoriser l’application immédiate de la loi de 1995 et permettre l’allongement des prescriptions en cours au moment de son entrée en vigueur 24. La même règle ne peut s’appliquer de façon différente suivant qu’elle se révèle favorable ou défavorable à la personne poursuivie… Il est donc préférable d’estimer que ce nouveau principe s’applique à toutes les lois postérieures allongeant ou reportant le point de départ d’un délai de prescription, sans chercher à y déroger. Les dispositions de faveur étant rares, la plupart des lois de prescription nouvelles s’appliquent désormais aux prescriptions encore en cours. Il en va ainsi pour les modifications apportées, en 2006, 2011 et 2014, aux articles 7 et 8 du Code de procédure pénale. Il en va de même pour la plupart des modifications étrangères à ces textes. Les lois de prescription sont entièrement assimilées à des lois de forme qui peuvent aggraver la situation de prévenus sans que plus personne ne s’en inquiète 25. Même la juridiction de Strasbourg feint de n’y voir aucune difficulté 26.

Pourtant, il n’est pas sûr qu’une telle réforme produise un résultat entièrement satisfaisant. Pour ne reprendre que cet exemple, la fillette agressée sexuellement par son père ou son beau-père après le 14 juillet 1979 peut, aujourd’hui encore, se constituer partie civile et demander réparation des conséquences dommageables d’un tel acte, dès lors qu’elle a moins de 38 ou 48 ans suivant la gravité de l’infraction en cause. Des faits de viol commis en 1985, par exemple, alors que cette fillette avait six ans, pourront être poursuivis jusqu’en 2017 (majorité obtenue en 1997 faisant courir un délai de vingt ans). Au-delà de l’atteinte portée au principe de faveur, il faut se demander quel sens peut avoir, pour le prévenu ou l’accusé, ce procès engagé vingt ou trente ans après les faits et, surtout, quel sens peut avoir la peine éventuellement prononcée à l’issue d’une telle procédure.

La multiplication de ce genre de poursuites devrait inciter à un approfondissement de la réflexion. L’attention tournée de manière quasiment exclusive vers les victimes nous fait oublier que c’est moins un acte qu’un homme qui est jugé à cette occasion, lequel ne trouve bien souvent comme seule arme que le déni pour lutter contre ce piège que le temps procédural referme sur lui en multipliant les mécanismes dérogatoires. Or, la réaction judiciaire n’apparaît pas toujours adaptée : invoquer ce déni pour justifier l’aggravation des peines prononcées procède d’un curieux acharnement. Comment reprocher après tant d’années à un individu, qui a nécessairement changé, de ne pas se reconnaître dans la figure du délinquant ou criminel que l’institution judiciaire lui renvoie ? En lui opposant trop tard la réalité abjecte d’un passé avec lequel il a rompu, on finit par l’anéantir pour permettre à sa victime de se reconstruire ! Le caractère impitoyable de ce raisonnement évoque l’indifférence glaçante de la vengeance privée.

Article à retrouver dans la Gazette du Palais, 19 mai 2015 n° 139, P. 31 ou sur Lextenso.fr (via votre Environnement numérique de travail)


1. V., sur les effets de la prescription, J. Lelieur, « Convergences et divergences à propos de la prescription de l’action publique », in Vers un nouveau procès pénal ?, SLC, coll. « Colloques », 2008, vol. 9, p. 21.
2. V. Cass. crim., 16 mai 1931 : Gaz. Pal. Rec.1931, 2, p. 178, rapport Legris ; v. aussi, jugeant que « la loi nouvelle modifiant la computation d’un délai de prescription n’est pas applicable aux actions déjà prescrites lors de son entrée en vigueur », Cass. crim., 14 mai 1991, n° 90-83783 : Bull. crim., n° 203.
3. V. CEDH, gde ch., 17 mai 2010, Kononov c/ Lettonie, § 233 – CEDH, 22 juin 2000, Coëme et a. c/ Belgique, § 149.
4. V. encore Cass. crim., 24 mars 2015, n° 14-82166, inédit.
5. Cass. crim., 23 juin 2004, n° 03-82371 : Bull. crim., n° 173 ; D. 2005, p. 1399, note M. Royo.
6. V. Cass. ass. plén., 7 nov. 2014, n° 14-83739 : D. 2014, p. 2498, note R. Parizot et L. Saenko ; « La prescription de l’action publique est-elle morte ? », L. Saenko : D. 2014, point de vue p. 2469.
7. L. n° 89-487, 10 juill. 1989, relative à la prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection de l'enfance.
8. L. n° 2011-267, 14 mars 2011, d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.
9. L. n° 2004-204, 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.
10. V. Cass. crim., 29 avr. 1997, n° 95-82669 : Bull. crim., n° 155 – v. aussi Cass. crim., 25 févr. 1988, n° 87-82625 : Bull. crim., n° 99, jugeant « que lorsqu’une loi nouvelle fait une contravention d’une infraction antérieurement qualifiée de délit, le délai de prescription de l’action publique d’un an ne se substitue à celui de trois ans qu’à compter de la date d’entrée en vigueur de ladite loi, sans toutefois que ce délai puisse excéder celui de la prescription triennale. »
11. V., jugeant que « les textes de procédure modifiant les conditions de la prescription s’appliquent immédiatement aux prescriptions en cours », Cass. crim., 28 mai 1974, n° 73-93260 : Bull. crim., n° 202.
12. V. Cass. crim., 25 nov. 1830 : S. 1831, 1, p. 392 – Cass. crim., 26 déc. 1956 : D. 1957, p. 126, note P. A.
13. V. Cass. crim., 6 févr. 2008, n° 06-88299 : Bull. crim., n° 32.
14. Comp. Cass. crim., 28 févr. 1995, n° 93-83493 : Bull. crim., n° 87.
15. V. Cass. crim., 2 déc. 1998, n° 98-80655 : Bull. crim., n° 329.
16. L. n° 95-116, 4 févr. 1995, portant diverses dispositions d'ordre social.
17. V., maintenant, faute de mieux, la référence à la loi de 1989 : Cass. crim., 19 avr. 2000, n° 99-80871, inédit – Cass. crim., 18 févr. 1998, n° 97-81599, inédit.
18. V. Cass. crim., 26 mars 1997, n° 97-80086 : Bull. crim., n° 122.
19. L. n° 98-468, 17 juin 1998, relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs.
20. V., en ce sens, Cass. crim., 11 mai 2011, n° 11-90016, inédit.
21. V. Cass. crim., 17 nov. 1999, n° 99-85940 : Bull. crim., n° 266.
22. V. P. Bonfils, « Les dispositions relatives aux mineurs de la loi du 9 mars 2004 » : JCP G 2004, I, 140.
23. V. aussi Cass. crim., 29 mai 1996, n° 96-81210 : Bull. crim., n° 219.
24. V., rappelant « que l’article 72, III, de la loi du 9 mars 2004, qui a modifié l’article 112-2, 4°, dudit code, n’a pas eu d’effet sur la prescription acquise le 27 mai 2003 », Cass. crim., 15 mai 2013, n° 12-84461, inédit.
25. V. Cass. crim., 1er oct. 2013, n° 13-84981 : D. 2014, p. 317, obs. C. Roth.
26. V., confirmant l’assimilation des lois de prescription aux lois de forme et excluant, en conséquence, l’application de l’article 7 : CEDH, 2e sect., déc. irrecev., 12 févr. 2013, n° 1845/08, Previti c/ Italie, § 80.

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