Le Conseil constitutionnel est le bouclier des droits essentiels de la République
Pour les étudiants en
Interview de M. Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel
À l’occasion du cinquième anniversaire de la question prioritaire de constitutionnalité, le président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, confie à la Gazette du Palais son regard sur ce qu’il qualifie de « révolution ». Depuis la suppression des tribunaux maritimes jusqu’à l’application de non bis in idem en droit boursier, en passant par la garde à vue et l’hospitalisation d’office, ce ne sont pas moins de 365 décisions qui ont contribué, depuis 2010, à renforcer les droits et libertés des citoyens.
Gazette du Palais : Vous avez écrit que « la question prioritaire de constitutionnalité est une progression de l’état de droit sans précédent. » En quoi la QPC constitue-t-elle une évolution si importante à vos yeux ?
Jean-Louis Debré : C’est une véritable révolution. Avant la création de cette QPC, il n’y avait pas de contrôle de constitutionnalité une fois que la loi était promulguée. La réforme a donné un droit nouveau au justiciable, celui de vérifier si la loi qui lui est appliquée ne porte pas atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution. Ce faisant, la QPC a remis au sommet de la hiérarchie des normes en France la Constitution, c’est-à-dire la Constitution de 1958, dont le préambule renvoie à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946. La preuve qu’il s’agit bien d’une révolution, c’est qu’en l’espace de cinq ans, le Conseil constitutionnel aura rendu plus de décisions qu’il n’en avait prononcées en quarante-huit ans d’existence. Nous avons rendu 365 décisions depuis le 1er mars 2010 ! Cela montre à quel point cette maison a changé.
Gaz. Pal. : Parmi les 365 décisions rendues depuis 2010, combien ont donné raison au justiciable ?
J.-L. D. : Les statistiques montrent que ce contrôle fonctionne effectivement en pratique. Nous avons prononcé 56,2 % de décisions de conformité, 14,1 % de décisions de conformité sous réserve d’interprétation, 14,6 % de décisions de non-conformité totale et 9 % de non-conformité partielle, le reste étant des décisions de procédure. J’ajoute que notre procédure est rapide. Nous rendons nos décisions dans un délai de 70 jours, nous pouvons même être plus rapides si la situation l’exige. C’est ainsi que nous avons rendu une décision en 13 jours qui portait sur une question de parrainage à l’occasion des dernières élections présidentielles.
Gaz. Pal. : Lors de la création de la QPC, le législateur a choisi de mettre en place un mécanisme de filtre, avec le risque évoqué à l’époque par les commentateurs que celui-ci ne se transforme en barrage…
J.-L. D. : Sur les 465 QPC reçues à ce jour, 207 nous ont été transmises par le Conseil d'État et 258 par la Cour de cassation. J’estime que le dialogue entre juridictions fonctionne bien, même si sans doute il pourrait être amélioré. Surtout, ce filtre est nécessaire, dans la mesure où le temps de la justice n’est pas celui du juge mais du justiciable, ce qui nous impose de rendre des décisions rapidement. Or, si l’on observe le fonctionnement des juridictions étrangères qui n’ont pas mis en place de filtre, on constate qu’elles rendent leurs décisions dans un délai compris entre 18 mois et 3 ans. On a dénombré 4 000 QPC lors de la première année d’application de la réforme, comment voudriez-vous qu’une petite maison comme celle-ci absorbe un tel volume ? Nous sommes en tout et pour tout 61 personnes, ce qui est exactement le même nombre de fonctionnaires et de membres qu’à l’époque où nous traitions 10 affaires par an. Il faut que cette maison reste de petite dimension, cela évite les erreurs.
Gaz. Pal. : Au bout de cinq ans de pratique, apercevez-vous des améliorations possibles à la QPC ?
J.-L. D. : Peut-être le moment est-il arrivé de s’interroger sur la possibilité, dans certains cas, de saisir directement le conseil d’une QPC, sans passer par les filtres. Cela existe déjà dans le domaine du contentieux électoral où il est possible de nous saisir directement. Nous avons examiné cinq dossiers dans ce cadre. Pourquoi ne pas permettre selon une procédure à étudier, par exemple au Défenseur des droits, de nous saisir directement ? Il peut en effet découvrir au fil des affaires qu’il traite des dispositions législatives qui mériteraient d’être examinées par le Conseil constitutionnel, d’où l’intérêt de lui ouvrir une faculté de saisine directe. Et cette ouverture mériterait sans doute d’être étendue à d’autres autorités indépendantes. Cela permettrait d’améliorer l’efficacité de la QPC, sans renoncer au filtre qui évite les questions dilatoires sur des sujets déjà jugés. Une autre évolution, qui ne dépend pas de nous, serait que les juges de premier ressort accordent plus d’intérêt à ces questions, les fassent remonter et ne joignent pas tout au fond.
Gaz. Pal. : Après l’engouement du départ, qui s’explique par le stock de dispositions que les praticiens jugeaient contraires à la Constitution, le nombre de QPC n’a pas chuté mais il est néanmoins légèrement inférieur…
J.-L. D. : En effet, on constate un léger tassement. Cela dit, comme nous pouvons être appelés à examiner des lois très anciennes, notre contrôle est à peu près inépuisable. C’est ainsi par exemple que nous avons annulé une disposition relative à la composition des tribunaux maritimes dont l’origine historique remonte à Colbert. Quant à la loi sur l’hospitalisation sans consentement, elle datait de 1838. En tout état de cause, la vocation du Conseil constitutionnel n’est pas de rendre des milliers de décisions par an. Il est le bouclier qui préserve de toute atteinte à des droits et libertés, il faut donc qu’il intervienne sur des grandes questions. Pour que ce soit lisible, interprétable, compréhensible, intelligible et marqué du sceau de la force et de la crédibilité, il faut rester dans le raisonnable.
Gaz. Pal. : Il arrive dans certains dossiers que vous retardiez l’annulation d’une disposition législative contraire à la Constitution…
J.-L. D. : Nous n’avons pas à nous substituer au législateur, nous avons une gomme mais pas de crayon. En effet, nous pouvons gommer tout ce qui porte atteinte aux droits et libertés, mais pas réécrire la loi. Lorsqu’il y a inconstitutionnalité et que la déclaration d’inconstitutionnalité pourrait avoir des conséquences négatives importantes sur le fonctionnement du système, la loi nous permet de donner au législateur un délai pour réécrire les textes. C’est ce que nous avons fait dans notre première décision relative aux pensions, puis lorsque nous avons statué sur la garde à vue, l’hospitalisation d’office, ou encore très récemment s’agissant du cumul des poursuites pour délit d’initié et manquement d’initié. Nous faisons en effet attention aux conséquences immédiates de nos décisions, mais en même temps nous recourons assez peu à cette faculté de retarder l’annulation d’une disposition. S’agissant de la garde à vue, si l’on avait imposé du jour au lendemain la présence de l’avocat à la première heure, nous aurions provoqué l’illégalité de nombreuses gardes à vue.
Gaz. Pal. : Quand les avocats sont sortis de la séance consacrée à non bis in idem en droit boursier, ils étaient pessimistes. À leurs yeux, ils n’avaient aucune chance de convaincre le Conseil de revenir sur sa jurisprudence de 1989 et surtout pas à l’occasion d’un dossier aussi sensible qu’EADS, sachant qu’une décision positive de votre part aboutirait à clore cette affaire. Or, vous leur avez donné raison.
J.-L. D. : Depuis que je suis au Conseil, mon obsession est de défendre et renforcer sans cesse son indépendance. Nous ne sommes là ni pour rendre des services, ni pour plaire, ni pour être bien avec tel ou tel, mais pour dire le droit, rendre des décisions cohérentes et assurer dans la mesure du possible « ce rêve d’avenir partagé » dont parlait Renan dans sa conférence à la Sorbonne. Nous sommes totalement indépendants. J’ai en mémoire un grand nombre de décisions qui ont surpris, auxquelles personne ne s’attendait. Ce qui est important c’est de gagner la bataille du droit, et tant pis si l’on perd celle de la communication. Quand nous avons annulé la loi sur le harcèlement sexuel parce que celle-ci créait une infraction aux contours imprécis, nous avons été violemment attaqués dans la presse. Lorsque nous avons en partie annulé la loi sur la rétention de sûreté pour défendre le principe de non-rétroactivité de la loi, là aussi nous avons eu droit à des commentaires acerbes. L’important c’est de tenir notre rôle de bouclier des droits essentiels de la République.
Gaz. Pal. : Vous évoquez le dialogue entre le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d'État. Qu’en est-il avec les juridictions européennes ? Par exemple, lorsque vous avez été saisi de l’application du principe non bis in idem au droit boursier, dans le prolongement de l’arrêt Grande Stevens, ou bien encore lors de l’examen du dossier de la garde à vue, quelle place accordez-vous dans votre réflexion aux décisions des cours européennes ?
J.-L. D. : Le Conseil exerce un contrôle de constitutionnalité et non pas de conventionalité. Devons-nous pour autant être autistes ? Assurément non. Par conséquent, lors de nos travaux, nous regardons la jurisprudence européenne de même que la jurisprudence d’autres cours constitutionnelles européennes. Anatole France disait : « Heureux ceux qui n’ont qu’une vérité. Plus heureux et plus grands ceux qui ont approché la vérité pour savoir qu’ils ne l’atteindront jamais. » Nous devons nous enrichir de la vérité des autres. Juger, juger la loi, juger un acte accompli par les représentants élus de la Nation, suppose beaucoup de modestie et que l’on regarde, écoute, comprenne et peut-être que l’on s’inspire…
Gaz. Pal. : L’un des membres du Conseil s’est ému récemment qu’un avocat puisse le récuser dans le cadre de l’examen d’une QPC. Qu’en est-il exactement ?
J.-L. D. : Cette disposition n’est pas nouvelle, elle remonte au règlement que j’ai défini en 2010 ! La demande de récusation est un droit de la partie, par ailleurs il est toujours possible à un membre du Conseil de se déporter. J’ai souhaité dès le départ que nos décisions soient le fruit d’un débat contradictoire obéissant aux grands principes en la matière. J’ai construit une salle d’audience pour que la séance soit publique. Le représentant du Gouvernement est présent, l’avocat demandeur a le dernier mot, la séance est filmée. À cela s’ajoutent naturellement des mesures pour éviter que l’on puisse suspecter l’impartialité de nos décisions, à savoir la possibilité pour une partie de demander la récusation d’un membre et la possibilité pour un membre de se déporter. C’est le Conseil qui décide, au vu des arguments, s’il faut récuser ou pas. Il est également prévu qu’un ancien ministre ne puisse pas statuer sur une loi à l’élaboration de laquelle il a participé, ni un parlementaire sur un texte dont il a été rapporteur. Il m’est arrivé personnellement, il y a peu de temps, de me déporter sur une loi que j’avais portée en tant que ministre de l’Intérieur.
Gaz. Pal. : Parmi les avancées les plus significatives que l’on doit à la QPC, on cite toujours la garde à vue et l’hospitalisation d’office. Existe-t-il d’autres avancées moins médiatisées qui méritent à vos yeux d’être signalées ?
J.-L. D. : Nous avons rendu en effet des décisions moins visibles, car elles ne touchent pas le droit pénal, mais également importantes en matière de liberté, par exemple dans le domaine de l’expropriation ou de l’environnement. Ainsi, à l’occasion de notre décision sur les tribunaux maritimes, nous avons réaffirmé le principe selon lequel seul un juge indépendant peut prononcer une sanction, or le tribunal maritime qui rendait encore 1 500 décisions par an, était composé notamment du représentant de l’Administration. Une décision pénale ne peut pas être rendue par des fonctionnaires. Nos décisions interviennent dans tous les domaines du droit, toujours avec l’idée essentielle de renforcer les libertés et l’égalité et d’éviter les attaques contre ces libertés.
Gaz. Pal. : Le Conseil constitutionnel médiatise peu son activité, néanmoins vous publiez votre jurisprudence ainsi que des analyses relatives aux cours étrangères dans les Cahiers du Conseil constitutionnel qui ont été récemment modernisés.
J.-L. D. : Nous avons un site Internet qui est mis à jour régulièrement, nous traduisons nos décisions, et nous publions en effet également les Cahiers du Conseil qui viennent tout juste d’être « relookés ». C’est un vrai succès, puisque nous avons vendu 37 000 articles l’an dernier via Internet. Ces Cahiers nous permettent d’associer à nos réflexions les universitaires. Ils intéressent aussi les étudiants, car dans chaque numéro nous évoquons une institution étrangère, c’est ainsi que nous avons parlé des cours suprêmes d’Israël, de Colombie, du Royaume-Uni, des États-Unis. Les Cahiers commentent notre jurisprudence… Beaucoup d’étrangers viennent nous demander quand ils auront droit à une étude sur leur Cour constitutionnelle, car cela leur permet de mieux faire connaître leur institution. Dans le numéro d’avril consacré aux cinq ans de la QPC, nous avons un dossier sur le Bénin.
Gaz. Pal. : Quel bilan tirez-vous de ces cinq années au regard des objectifs que vous vous étiez fixés lors de l’organisation de la mise en œuvre de la QPC ?
J.-L. D. : L’essentiel à mes yeux était que les premières années se passent au mieux, afin que personne ne puisse contester l’importance de cette procédure. Nous n’avions pas droit à l’erreur. On peut être mécontent d’une décision, Beaumarchais disait qu’on avait 48h pour maudire ses juges parce qu’une fois qu’on les a maudits on se rend compte qu’ils ont raison. Je ne demande pas à tout le monde d’approuver nos décisions. J’ai simplement mis en œuvre tous les moyens possibles pour que les justiciables comprennent que la procédure est rapide, transparente, contradictoire et que nous rendons des décisions qui font progresser notre arsenal juridique dans le domaine des droits et libertés.